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Les écrits

de Claude Tricot

LA MÉLODIE
 

La mélodie française répond au lied allemand et naît un peu plus tard que lui. Le lied, c’est Schubert, Schumann, Brahms, Wolf…La mélodie, c’est Berlioz, Fauré, Debussy, Poulenc…Bien d’autres encore.

 

La mélodie se traite avec accompagnement de piano, mais faut-il dire « accompagnement » ? Le piano qui remplace le luth ou la guitare comme soutien harmonique du chant, profite de l’importance que lui a donné le romantisme ; il s’agit donc d’un dialogue entre le piano et le chant, très souvent; pas toujours ; le piano-chant s’accommode donc bien du contre-point,  le sollicite, même.

 

La chanson, dont la mélodie hérite, et qui, d’ailleurs, poursuit sa course indépendante, a un développement mélodique plus simple, elle tient plutôt du récitatif, elle donne une couleur au texte. En revanche la mélodie naît de la poésie aimée, dont elle souligne  et accentue les traits comme le rythme ; elle veut faire dire à la poésie ce qu’elle révèle ; de ce fait elle peut avoir un développement très complexe.

 

Comme elle naît de la poésie, peut-on dire qu’il faut qu’elle soit, d’abord, un chant intérieur au compositeur,  qui jaillit de la lecture ? Si le piano intervient dans l’invention de la mélodie, avec les facilités qui lui sont propres, il risque de tuer la mélodie. Maurice Ravel disait à son élève Vaughan Williams : " Comment, sans piano, pouvez-vous trouver des harmonies nouvelles ? " De même, beaucoup de compositeurs, qui veulent trouver des harmonies nouvelles, travaillent au piano. Cette coutume est contraire à l’esprit même de la mélodie, semble-t-il.

 

Autre remarque : la langue allemande est naturellement rythmée ; la langue française est beaucoup plus fluide.  On peut donc penser que la mélodie réclame une structure tonale ou modale, comprenant des notes d’appui, comme aussi une mesure bien définie, car la rime, qui rythme les vers dans la poésie française, lue, est moins perceptible à travers le chant : il faut donc lui adjoindre un autre procédé. Dans le même ordre d’idées, il faut que la mélodie respecte le vers dans sa structure, son nombre, tout en obéissant à sa propre logique.

 

Les nouvelles mélodies qui sont proposées dans ce concert sont mises en regard de plus anciennes, écrites par les « grands » de la mélodie ; ils marquent, dans leur succession chronologique, plutôt qu’une évolution, une permanence, chacun dans son génie propre, si particulier, si reconnaissable. Ce sont des témoins de la mélodie qui donnent l’idée d’en écrire de nouvelles.

Lettre adressée à Monsieur Didier Rochard, violoniste, journaliste
 

Cher Monsieur,

 

De passage à Paris, il y a quelque temps, j’ai entendu un enregistrement, chez ma fille Anne-Madeleine, de la dernière émission que vous avez bien voulu consacrer à mes mélodies, dont je vous remercie vivement.

Vous y posiez une question : comment écrit-on de la musique sur un poème tout fait ? Veuillez me permettre une réponse, comme si je n’étais pas partie prenante ;

Dans la correspondance, ou les articles à diverses revues de Claude Debussy, cette question même est posée  plusieurs fois. Par exemple, dans « Musica » 2 mars 1911, où Debussy, questionné, répond ceci :

« Les vrais vers ont un rythme propre qui est plutôt gênant pour nous. Tenez, dernièrement j’ai mis en musique, je ne sais pas pourquoi, trois ballades de Villon… Si, je sais pourquoi, parce que j’en avais envie depuis longtemps. Eh bien, c’est très difficile de suivre bien, de plaquer les rythmes tout en gardant une inspiration (…). Les vers classiques ont une vie propre, un dynamisme intérieur, pour parler comme les allemands, qui n’est pas du tout notre affaire (…). Laissons les grands poètes tranquilles. D’ailleurs ils aiment mieux cela…En général ils ont très mauvais caractère ».

Donc, le rythme propre à une poésie est une contrainte dissuasive pour le musicien. Debussy dit ailleurs  (La Revue blanche, 15/ 05 1901) : « la musique a un rythme dont la force secrète dirige le développement ». Ainsi, ce rythme interne de la musique ne peut se superposer que difficilement au rythme propre du poème, selon ce grand musicien.

La conclusion de Debussy se trouverait dans sa correspondance et revient à dire ; inspirons-nous d’un beau poème, mais sans écrire de musique dessus. Ainsi, à Willy, le 10 octobre 1895 : «  Le prélude à l’après-midi d’un Faune, c’est l’impression générale du poème, car, à le suivre de plus près, la musique s’essoufflerait etc… ».

De même à Paterne Berrichon, le beau-frère de Rimbaud, qui, apparemment, lui demandait d’écrire sur un poème de ce poète (lettre du 10 mars 1901) :

« J’aime beaucoup trop Rimbaud pour avoir pensé jamais à l’ornement inutile de ma musique, à quoi que ce soit de son contexte…  Je verrais plus volontiers une chose s’en inspirant ? Tout texte respecté. »

Mais, cependant, dans Pelléas, les personnages chantent ?

A quoi Debussy répond :

« Vous feriez bien d’écarter du débat la question de savoir s’il y a ou s’il n’y a pas de mélodie dans Pelléas…. Il faut décidément comprendre que la mélodie – ou lied – est une chose et que l’expression lyrique en est une autre » (à Edwin Evans  le 18 avril 1909).

Et, dans une interview au Daily Mail, le 28 mai 1909, Debussy affirme ; « Pelléas n’est que mélodie. Seulement cette mélodie n’est pas coupée,  n’est pas divisée en tranches, selon les règles anciennes- et absurdes – de l’opéra, elle vise à reproduire la vie elle-même. »

La mélodie classique a fait un saut dans la fosse des musiciens, où on la retrouve, plus du tout gênée par le texte, inspirée du caractère des personnages.

Que répondre à ce grand musicien ?

Ceci d’abord, qu’au contraire, un aède  ne récite jamais une épopée, il la chante en s’accompagnant d’une cithare, quelquefois d’une lyre. Ainsi  Démodokos, au chant VIII de l’Odyssée, auquel Ulysse adresse cette louange : «  Tu es celui d’entre tous les mortels que j’estime le plus ». En réponse, et de chanter à Ulysse sa propre histoire, la prise de Troie, à l’aide du fameux cheval d bois.

On retrouve cette façon de faire chez les trouvères, et, qui s’est maintenue jusqu’à nous dans l’office grégorien. Conçoit-on un  Credo non chanté ? Et de formes plus proches encore de la mélodie se retrouvent dans les séquences Victimae pascali laudes ou Veni creator.. Bien d’autres.Louis XIV aimait la musique, il accueille le couple Lulli-Quinault en 1673, ce qui fait disparaître Racine ; cela durera jusqu’en 1686 (mort de Lulli en 1687) et Racine reparaît avec Esther, tragédie avec chœurs.

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Remarquons ceci : dans une conversation animée, les personne « haussent le ton » comme on dit, ralentissent, deviennent graves, se précipitent, surtout les femmes : on pourrait noter les intervalles musicaux, et parfois je me prends à le faire.

Lorsqu’on récite un poème, on brise le rythme propre à ce poème pour favoriser son sens, et « on met le ton » pour intéresser. Cela relativise la remarque de Debusssy sur le rythme du poème.

Un poème, je me le récite en moi en accentuant les mouvements, les hauts, les bas, les silences, en me répétant parfois un vers qui caractérise, construisant une mélodie comme un couturier construit une robe sur une femme. Apparaît alors le besoin d’un contre-point instrumental et de sons supplémentaires qui consolident l’harmonie, comme font les contreforts des cathédrales.

Quand tout est en place, j’arrange, j’écris une introduction et des intermèdes d’instruments seuls, mais je travaille alors sur un objet déjà construit, comme fait le couturier lorsque la dame est partie se rhabiller.

C’est, au fond la méthode de l’aède.

En lisant les remarques de Debussy, j’ai le sentiment qu’il compose une phrase en s’inspirant du poème, puis, il est embarrassé pour l’adapter au poème. Il reste le merveilleux musicien du Prélude à l’Après-midi d’un faune, réussite complète et tout à fait admirable, son premier chef-d’œuvre et sûrement le plus aimé.

Avec mes sentiments les plus amicaux.

MUSIQUE : POURQUOI

 

Ce parler, prolongé par la mélodie, est une technique forte ancienne ; dans les contes de mille et une nuits le luth et la chanteuse sont de règle pour amplifier le discours, ce qui fait tomber à la renverse le pauvre Khalifa, en extase.

Cela signifie bien qu’il convient d’ajouter, au sens du discours, tout un arsenal de rythmes et de sons ; de la beauté. La parole se conçoit-elle sans beauté ?

La musique, à l’aide du discours, élève-t-elle ou rapproche-t-elle ? Les deux sans doute : dans les mille et une nuits, constamment, on appelle au secours le poète et son luth.

La musique chante l’amour, renforce l’élan du cœur. Le chant pénètre plus avant dans notre âme qu’un discours brut. Difficulté : le poème a son rythme propre marqué déjà chez les chinois de l’antiquité par le nombre du vers, par la rime ; par les reprises du rondeau.

Cela gênait Debussy ce fait que le rythme du poème n’était pas transposable, le plus souvent ; qu’il ne correspondait pas nécessairement au rythme du musicien. Qui doit l’emporter ?

Il me semble que la pensée naît des mots, rythmée par le poète, qui profite de la sagesse incluse dans ces mots qui viennent des siècles et des siècles, s’enrichissant ou s’appauvrissant en se transformant. Joseph de Maistre a de belles réflexions à ce sujet dans Les Soirées de Saint Pétersbourg ;  plus récemment, Alain a repris la question, en grand philosophe qu’il était.

 

Peut-on penser sans dictionnaires ? (au pluriel)

Peut-on être poète  sans savourer le lointain et l’actuel de la langue ?

 

N’est-ce pas Gauthier qui demandait au jeune Baudelaire, lui rendant pour la première fois visite :

« Aimez-vous les dictionnaires »

 

Ainsi le mot véhicule la pensée, et Gauthier savourait ces mots-là.

De ce fait, la poésie, la belle poésie, écrite, relue, se situe hors du temps, et c’est pourquoi, Madame Brigitte Fossey pourra faire un texte de deux, éloignées dans le temps comme le sont Barbey d’Aurevilly et Louise Labé, ou encore La Fontaine et Henri de Régnier, sans qu’on perçoive bien la soudure.

Que fait le musicien ? Il ne place pas de la musique sur un poème, il le lit et l’entend chanter en lui, si le poème l’inspire. Il lui faut donc avoir préalablement construit, longuement,  son propre «  instrument à capter l’inspiration », son « télescope », afin d’entendre la pensée du poète, au deux sens du mot entendre.

L’ordre chronologique semble bien être le suivant : le mot, qui porte la sagesse, le poète qui découvre le sens, le musicien qui amplifie, dramatise, fait comprendre.

J’ai cru longtemps, avec Mallarmé, qu’un poème parfait ne demandait aucune musique, autre que celle que le poète y avait mise. C’est d’ailleurs vrai.

Cependant Mallarmé ne refuse pas la musique de Debussy, inspiré par l’après-midi d’un Faune » :

Sylvain d’haleine première

Si ta flûte a réussi

Ouïs toute la lumière

Qu’y soufflera Debussy

 

Mais, dira-t-on, il s’agit d’un prélude et non d’une mélodie construite sur le poème ?

Si le musicien, sans le chercher précisément, impose son rythme inspiré, s’il reste plus près du texte, encore mieux, je crois.

C’est pourquoi, il est aussi aisé (ou difficile) décrire sue l’Arbre, poème en prose de Pierre Louÿs, que sur le savant Maurice Scève, tout pénétré de ses mètres.

La fenêtre blanche du bureau de Claude Tricot
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